Murmure.
- Mademoiselle Zweï?
Une pièce sombre; quatre murs blancs recouverts de crasse. Un plafond bas, fissuré... Couvercle délavé d'une vie insipide, oppressé et oppressant. En son centre, une ampoule clignote. Son âme de verre cherche à s'évader; les ténèbres lui répondent que l'espoir est mort. L'esprit de fer, irraisonné et pitoyable, continue malgré tout de croire. Tant que sa lumière brillera, aussi fugace et pathétique soit-elle, l'espoir renaîtra. Tel un Phénix. Un Phénix borgne aux ailes souillées d'hémoglobine.
Il n'y a pas plus misérable au monde que cette prison de béton. A part peut-être son occupante, cette silhouette floue tapie dans l'ombre... Celle qui murmure. Celle qui joue avec les araignées.
- Mademoiselle Zweï.... Si vous voulez encore me droguer, ce n'est même pas la peine d'essayer...
Ses deux iris glauques dansent, furtifs, reflètent le mur d'en face et la porte entrouverte. Scrutent les tarentules. Leurs carapaces luisantes de peinture, leurs pattes repliées sur des pinceaux colorés. Le plancher en est recouvert.
Une d'entre elle court soudain à l'autre bout de la pièce. Les autres s'écartent, font tomber les pots d'acrylique vides et éclaboussés. Regarde, il y a quelqu'un. Quelqu'un qui te dérange alors que tu joues avec nous et la peinture que t'a amené Mademoiselle Zweï.
Un visage aux traits tirés l'observe depuis la porte. Yeux noirs, cheveux blonds et bouche cousue par des fils noirs et épais. Promis, je ne dirai rien de tes secrets, confie moi tous tes fantasmes, toutes tes peurs... Je sais que tu as des problèmes. Le teint pâle, strié de longues tracées noires, les cicatrices en forme de demi-lune dessinant l'arc du visage de la voyeuse inquiètent la prisonnière. Cette femme n'a pas l'air d'être une infirmière. Elle les connaît toutes, au moins de loin et elle est certaine que celle-ci n'en est pas une.
- Qui êtes-vous? Une nouvelle infirmière? Venue pour me piquer?
Le visage scarifié s'incline légèrement. Ses paupières se ferment.
Une bouffée de peur étreint le cœur de la captive. La lueur de l'ampoule lui indique que l'intruse ne possède pas de vêtements de soignante. Juste une robe blanche déchiquetée. Ainsi qu'une unique aile couleur d'ivoire tâchée d'un liquide ébène. Je ne viens pas d'ici, je suis venue à vol d'oiseau. L'étrange apparition s'avance pour faire face aux pupilles vertes cernées. La crinière blonde effleure le crâne rasée de la détenue, son front large cogne contre la cloison. Un gargouillement s'échappe de sa gorge ensanglantée.
- E'hors... 'A e'hors...
Ne comprends pas. Pourquoi dehors? N'est-t-elle pas bien ici, avec toutes ces personnes pour s'occuper d'elle, avec mademoiselle Zweï pour veiller sur elle? Bon, elle n'a pas le droit de s'en aller, mais c'est normal... Les gens comme elle, on les enferme, on ne va pas les laisser gambader dans la nature tout de même?Et puis on lui a dit de rester, on lui a permis de laisser la porte entrouverte, parcequ'elle est une grande fille, qu'elle est sérieuse, qu'elle ne laisse pas ses « amies » courir partout...On sait qu'elle ne cherchera pas à s'évader, la fille aux araignées... Ses hallucinations la terrifient.
- 'Ite...
Un ange passe.
Bruits de genoux qui craquent. Gémissement. Petits pas difficiles. Grincement. Les ombres au sol se déplacent en direction de la sortie. Long couloir ennuyeux. Longue file sombre et grouillante derrière les deux femmes.
- Mais pourquoi je te suis... Mais pourquoi je te suis...
Virage. Eblouissement, soleil rouge étincelant.
Depuis quand n'as-tu pas vu un coucher de soleil? Ces dégradés de pourpre et d'orange? Ces nuages jaunes et violets? Tu savais que tu n'aurais pas le temps d'en admirer si tu choisissais tes araignées... Et pourtant tu l'as fait. Tu as décidé de tout laisser pour elles. Et on t'a envoyé ici. Ne viens pas te plaindre, c'est toi qui l'as voulu. Tu auras beau dire que cela aurait finit pas arriver, tu ne peux nier que tu t'es enfermée toi-même... Que tu as préféré vivre en cage, plutôt que de vivre une vie normale. Que tu as fui la réalité pour le cauchemar.
- …Quoi?
Cri étranglé. Les araignées chuchotent.
One-winged angel. Une aile pour un ange. Première hallucination de ce type. Es-tu sûre que ce soit une illusion? Qui sait, peut-être existe-t-elle vraiment... On ne peut jamais savoir avec toi... Tes parents, tes amis, les infirmières, Mademoiselle Zweï, nous, ... Réalité? Délire? Et si tout ce que tu connaissais...?
La mer. Un air salé vient balayer ses narines et ébouriffer la toison de l'ange. L'air marin te ferait du bien, mais la mer est à des milliers de kilomètres de l'asile le plus proche! Quel dommage. Au loin, on aperçoit la terre de cendre, cette nouvelle Terre sans homme et sans regrets... Ici, sur le rivage, il n'y que du sable blanc, parsemé de quelques affiches publicitaires vantant en autre les mérites d'un médicament contre la calvitie. Et des débris de corps humains. Dont un bras, porteur de l'inscription Punk's not dead. Yes, Punk's dead now, my friend...
L'ailée joint ses mains. Prions ensemble pour la Terre sacrée. Prions ensemble pour l'Antéchrist à tes côtés, celui qui a déchaîné divers cataclysmes dans le but d'exterminer la vermine qui dévore cette Terre, celui qui est voué à la destruction, celui qui est en tous points opposé au Christ...
- Y a-t-il encore des hommes, là-bas?
Là-bas. Là où tout a commencé. Là où tout s'est terminé, quelques heures plus tôt, alors que l'ancienne captive jouait avec ses araignées. Tu ne te soucies de personne. Tu es orgueilleuse, ma fille, tu ne penses qu'à toi. Les autres n'ont pas d'importance pour toi. Ils pourraient bien mourir, tu t'en ficherais bien. Et c'est pour ça que tu n'as pas réagi, quand tu t'es aperçue que le monde tombait en morceaux, que ta putain de cabane à fou s'écroulait sur ses occupants...
- Peut-être. Je ne sais pas. En tout cas, s'ils sont encore vivants, ils ne sont pas assez nombreux pour repeupler la Terre.
Ses lèvres sont libres de fils noirs. Tout le bas de son visage est baigné de sang. Ça n'a pas l'air de la déranger pour parler.
- Cela vaut mieux comme ça. Je suis sûre que tu es d'accord avec moi... Ecoute-moi, Gabrielle...
Les êtres humains sont des minables. Incapables de tisser une toile sans l'aide des autres. Dépendants d'énergies éphémères. Crois-moi Gabrielle, le monde sera mieux sans eux. Les anges prendront possession de ce territoire. Ils en feront quelque chose de magnifique, tu imagines! L'Éden va renaître...
- Tu ne dois pas vivre. Je vais t'envoyer là-haut.
Au paradis?
Sourire. Ta naïveté m'a toujours touchée Gabrielle. C'est pour ça que tu es aussi parfaite. Tu écoutes même les serpents siffler à tes oreilles, tu les apprécies car ils te complimentent, tu n'imaginerais pas qu'ils puissent te trahir.
- Ce sera comment?
- L'Eden? Tu ne le sauras jamais vraiment... Mais je pense que je peux te le dire, après tout...
L'enfer et le paradis. Dieu et Lucifer. Le créateur et le voleur de lumière. Le jardin mystique réconcilie ces deux opposés, ils les subliment et les associent jusqu'à la perfection... Cet endroit, tu n'y vivras jamais... Meurs!
- Meurs! Meurs Gabrielle! Observe les conséquences de l'apocalypse depuis les nuages, regarde ce que nous avons fait, nous, le peuple du Ciel, nous, le peuple béni...


Le monde est blanc. Les gens rient, dansent, crient, se disputent, pleurent sous l'amas de nuages neigeux. La plupart d'entre eux sont chez leurs amis ou leur famille. Baisers, paroles douces, amicales, échanges de cadeux... Fier, le sapin traditionnel trône au milieu de chaque maison, près de l'âtre. Les enfants sont heureux, ils s'extasient devant les milles merveilles offertes, devant le paysage pur et serein, lavé de toute peines.
On ne peut jamais savoir avec toi...
La dinde est engloutie en quelques bouchées. On la savoure, on la partage,... Viens la bûche. Elle non plus ne reste pas longtemps sur la table. On s'étonne de la quantité de nourriture que l'on est capable d'avaler. On fait ensuite une petite promenade digestive, ou alors on parle, on échange avec les autres...
On ne peut jamais savoir avec toi... Tes parents, tes amis, les infirmières, Mademoiselle Zweï, nous, ton ange, l'apocalypse... Réalité? Délire? Et si tout ce que tu connaissais...?
Quelque part au-dessus de cette contrée heureuse et bienveillante, quelqu'un observe. Ailes luisantes, noires, visage pâle, yeux glauques, crâne rasé. Regard triste. Pourquoi je n'ai pas profité de tout ça, moi aussi? Pourquoi je n'ai rien fait de tout ça quand c'était mon tour? Suis-je vraiment bête à ce point? La neige coule sur ses joues. Gabrielle, pourquoi tu pleures? Le vent s'échappe de sa gorge. Gabrielle, pourquoi tu cries? Toi qui est si froide en apparence. Le gel se propage sur son corps. Gabrielle, pourquoi tu trembles? Tout ça, ce n'est que dans ta tête...On ne peut jamais savoir avec toi... Tes parents, tes amis, les infirmières, Mademoiselle Zweï, nous, les anges, Noël... Réalité? Délire? Et si tout ce que tu connaissais...? Elle pleure, elle crie, elle tremble... Elle ne sait pas ce qu'elle veut. Rester avec ses araignées, nous, ici, ou alors être en-bas, avec tous ces gens au bonheur écœurant?
Désespoir.

Le ciel s'est un peu éclaircit et l'air s'est réchauffé. Pour un peu, il ferait presque chaud... Drôle de temps pour un 25 décembre. Les arbres semblent plus colorés, les visages plus chaleureux, les animaux plus calmes...
It's Christmas Eve.
C'est Noël. Et c'est aussi le premier jour d'une ère nouvelle. Le premier jour après l'apocalypse.
Les hommes l'ignorent, ils paraissent si insouciants, si innocents, mais tout cela n'est qu'une façade, une tromperie pour masquer leurs bas instincts de mort et de destruction. Ce sont eux, les Antéchrists.
Il n'y a qu'une seule personne qui en ait conscience. Et si tout ce que tu connaissais...?
Une seule personne proche de la vérité.
Et si tout ce que tu connaissais n'était qu'une illusion, Gabrielle?
Hurlement.